Introduction
Le concept de sainteté est omniprésent dans la Bible et central non seulement à la théologie mais aussi à l’éthique chrétienne. Mais cette notion de sainteté demeure souvent floue et mal définie. On y associe parfois l’idée du sacré qu’on retrouve dans l’Église Catholique Romaine. Sinon, on l’identifie simplement comme une pureté morale ayant pour but la séparation du péché. Il apparaît donc important de s’intéresser davantage à la définition de ce concept. Or, une compréhension juste et équilibrée de la sainteté ne peut faire abstraction des données de l’Ancien Testament. Après tout, les écrits de l’Ancien Testament sont les Écritures telles que les connaissaient Jésus et ses contemporains. Ils nous parlent abondamment de sainteté sous plusieurs formes. En premier lieu, nous porterons une attention particulière au mot hébreu employé pour décrire la sainteté en espérant pouvoir y discerner une définition plus précise. Toutefois, la notion de sainteté n’est pas limitée à des mots éparpillés dans le texte biblique qu’il suffit d’identifier, mais est rattachée à des actes, des concepts et des personnes qui s’inscrivent dans une histoire : celle du plan de rédemption de Dieu. Derrière les mots, il y a un concept, ce qui nous oblige à déborder le cadre d’une simple étude de mot et à regarder au développement de celui-ci dans l’histoire du salut. Notre approche portera donc sur ces deux niveaux. Est-ce que la sainteté consiste surtout en une séparation du péché ? Y-a-t-il moyen de la définir de manière positive ? Quelle est la place de la notion de consécration ? Voilà les questions qui nous occupent et à partir desquelles nous tenterons de dégager quelques conclusions qui seront utiles pour l’éthique chrétienne.
L’origine de la sainteté biblique
Plusieurs études de la sainteté ou du sacré reposent sur des bases anthropologiques ou théologiques. On pense ici en particulier au très influent livre de Rudolf Otto, Le sacré (1), dont l’argument fondamental ne repose pas principalement sur des données bibliques mais sur une étude comparative des religions. Ce n’est qu’une fois sa définition établie qu’Otto tente de retrouver cette idée dans les écrits bibliques. Sa proposition du numineux est surtout associée à la crainte d’un Dieu majestueux et effroyable plutôt qu’à la notion de sainteté comme telle (2). L’ouvrage d’Otto demeure très influent et sert aussi de fondement à l’étude plus complète faite par John Gammie sur la sainteté dans l’Ancien Testament (3). Pour notre part, bien que ce genre d’étude soit très intéressante – l’humanité partageant beaucoup d’expériences communes vis-à-vis Dieu (ou le divin) – il nous apparaît plus sûr de chercher à comprendre la sainteté biblique par l’étude des textes de la Bible. Après tout, on parle d’éthique chrétienne et nous croyons que celle-ci doit être basée premièrement sur l’enseignement biblique.
L’origine de la sainteté biblique se retrouve dans l’Ancien Testament, celui-ci ayant beaucoup à nous dire sur le sujet. Le mot habituellement traduit par ‘saint’ ou ‘sainteté’ est le mot hébreu qodesh. Il apparaît donc indispensable de passer quelques instants à analyser l’usage de ce mot, dans l’espoir d’en tirer une définition qui peut nous aider à mieux comprendre la sainteté.
Le sens du mot qodesh
Dans cette section, nous allons premièrement nous attarder aux définitions suggérées par les dictionnaires hébreux. Par la suite, nous considérerons l’usage du mot dans le contexte plus large du Proche-Orient ancien. Finalement, il sera utile de tracer l’évolution de la notion de sainteté dans le récit biblique.
Ce qu’en disent les dictionnaires
Quel est donc le sens de ce mot qodesh ? Quel concept sert-il à communiquer ? Lorsqu’on consulte les divers lexiques et dictionnaires, nous avons droit à un éventail de réponses. Le vénérable Brown-Driver-Briggs nous parle d’un sens premier comme étant « apartness, sacredness », c’est-à-dire le fait d’être « mis à part », d’être « sacré ». L’élément de séparation y est primordial puisque la racine du mot est identifiée comme ayant pour sens original celui d’une séparation ou d’un repli (4). C’est seulement lorsqu’on arrive à décrire des objets qodesh que le lexique parle de consécration, mais toujours en relation avec un lieu saint, c’est-à-dire qu’ils sont qodesh de par leur présence dans un endroit mis à part ou séparé pour Dieu (5).
Une recension de quelques autres dictionnaires nous donne à peu près le même constat. Le Theological Wordbook of the Old Testament parle d’un contraste entre le saint et le profane sur la base de Lv 10.10 et Ez 22.26. (6) On fait référence à la thèse de Rudolf Otto en définissant la sainteté comme une manifestation de la majesté de la puissance de Dieu mais avec cette précision :
The biblical viewpoint would refer the holiness of God not only to the mystery of his power, but also to his character as totally good and entirely without evil. Holy objects therefore are those with no cultic pollution which is symbolic of moral pollution. They are not merely dedicated, but dedicated to what is good and kept from what is evil. The separation of men from what defiles ceremonially is but typical of the holiness that is spiritual and ethical (7).
Cette définition nous place encore dans la perspective de la séparation et met particulièrement l’emphase sur le caractère moral et éthique de celle-ci. L’emphase tant du côté d’Otto que de ces dictionnaires est sur la distance et la séparation de Dieu du commun et profane. La séparation des objets sert de modèle et de type de la séparation qui doit avoir lieu sur le plan spirituel et éthique. Le dictionnaire concède toutefois que les comparaisons philologiques ne favorisent pas particulièrement l’interprétation de séparation puisque hormis l’usage biblique, le sens premier est plutôt celui de pureté et de consécration (8).
Le HALOT (9) est beaucoup plus hésitant quant au lien à faire avec une supposée racine lointaine (qd) qui voudrait dire « couper » et d’où provient la notion de séparation (10). Il traduit pour sa part le mot qodesh par « saint », « sainteté » (11), qu’il soit associé à des personnes, des objets ou même à Dieu. Quand au verbe dérivé de ce mot, il est traduit par « rendre saint » ou encore être « retiré d’un usage commun » et « dédié pour l’usage divin » (12). Ce renvoi au mot « saint » ne nous est pas d’une grande utilité mais on note tout de même l’idée secondaire de consécration et de dédicace lorsqu’on traite d’objets.
Sens dans son contexte historique
C’est ici que l’étude de Claude Bernard Costecalde est particulièrement utile (13). Celui-ci fait une recension complète de l’usage du mot qodesh dans le Proche-Orient ancien à partir des données épigraphiques (14). Comme les auteurs bibliques ont employé un vocabulaire existant pour rédiger leurs écrits, il apparaît donc prioritaire d’identifier le sens du mot qodesh dans ce contexte, puis de vérifier si ce sens s’accorde avec son emploi dans les écrits bibliques. Ceci fait contraste avec la plupart des études de nature étymologique – particulièrement celle de Baudissin (15) – qui cherchent à découvrir le sens original de la racine qodesh à partir des dérivés les plus anciens. Pourtant, comme le dit bien A. Caquot : « Ce ne sont pas les comparaisons et les étymologies qui nous instruiront sur ce qu’était le sacré pour les auteurs de la Bible, c’est l’examen des attestations littéraires dans leur contexte (16). »
Au moment où les auteurs bibliques se mettent à l’œuvre, la racine qodesh a déjà une longue histoire parmi les langues sémitiques. Dans tous les dialectes sémitiques, on retrouve l’idée de « consécration » ou d’ « appartenance ». Le mot est toujours employé dans un contexte religieux et avec une connotation positive. Il s’agit premièrement d’une démarche rituelle et non morale (17). Ainsi, il s’agit de : « se consacrer à la divinité, de s’approcher d’elle, en lui vouant son offrande dans un lieu dédié au dieu local, lieu dans lequel personnel et objets lui sont consacrés, lui appartiennent pour rendre un culte consacré (18). » Cette démarche implique parfois de devoir se purifier, donc la consécration peut mener à la purification. D’ailleurs les mots sont devenus synonymes dans les textes babyloniens du 8ième au 5ième siècle avant J.-C. (19)
Il semble que notre notion plus récente qui associe à qodesh une connotation fortement morale s’est éloignée de l’usage du mot à l’époque où les écrits de l’Ancien Testament ont pris forme. On n’y rencontre jamais une notion de séparation. Si celle-ci existe dans les textes bibliques, elle ne provient pas de l’usage courant de ce mot. Costecalde conclut en affirmant qu’alors que la séparation implique un retrait, la consécration produit plutôt une avance : « Se consacrer n’est pas se séparer, mais s’approcher (20). »
Dans ce contexte, il apparaît donc que qodesh réfère plutôt à l’idée de consécration, c’est-à-dire d’être dédié à Dieu et son projet. Dans le cas de Dieu lui-même, il est plus difficile de le décrire comme étant consacré. À quoi serait-il consacré ? Lui-même ? Roger Nicole suggère que la notion de pureté est peut-être celle qui doit être retenue pour Dieu (21). Cette question est non sans importance pour l’éthique chrétienne. Dieu affirme à Israël que « vous serez qodesh car je suis qodesh » (22), donc il est important de bien comprendre ce modèle que Dieu donne.
Et ce modèle, Dieu le donne dans sa révélation au monde, révélation qui s’est faite dans le contexte d’une histoire : celle de la rédemption. Pour pousser plus loin notre étude, il faut aussi considérer comment ce concept de sainteté s’est développé dans ce contexte plus large. Nous verrons dans la section qui suit si cette compréhension de la sainteté – celle de la consécration – s’accorde avec la révélation de Dieu à cet égard et la progression de celle-ci dans l’histoire d’Israël.
Théologie biblique du terme (23)
Le thème de la sainteté divine est omniprésent, du début à la fin du canon biblique. La Bible se termine par la vision de l’Apocalypse dans laquelle on retrouve un Dieu saint habitant parmi son peuple saint dans la ville sainte. Mais lorsque nous revenons au début et considérons le livre de la Genèse, cette réalité semble moins apparente. Ce livre fait très peu mention de la sainteté. Dieu n’y est pas appelé le Dieu saint. Les seules mentions de la racine qodesh sont en lien avec la sanctification du jour de repos (24) et du dérivé qedésha, un nom féminin décrivant les prostituées sacrées (25). Malgré cela, il faut noter que Ezéchiel 28.13-14 identifie Éden comme un lieu saint lorsque le jardin y est décrit comme la montagne sainte de Dieu. À plusieurs égards donc, l’état des choses au jardin d’Éden – où Dieu jouissait de cette même communion avec ses créatures sans péché dans ce lieu spécialement préparé pour eux – est l’idéal eschatologique que Dieu va recréer, tel que nous le décrit l’Apocalypse (26). Entre ces deux pôles de l’histoire humaine, nous retrouvons un Dieu constamment occupé à rechercher cet idéal.
Suite à la rébellion de l’humanité et à son expulsion du lieu saint, il faut attendre l’exode et l’alliance mosaïque pour être témoin d’un développement significatif de cette idée de sainteté. Son introduction est faite en Exode chapitre 3 lors de la rencontre entre Moïse et Yahweh au buisson ardent. C’est là que Dieu se présente pour la première fois comme saint. Le lien entre la sainteté et le nom personnel de Dieu – Yahweh – a déjà été souligné (27). La sainteté de Dieu est associée à son nom (son identité). Ceci est en étroite relation avec le lieu saint (le mont Sinaï) ainsi que le peuple saint qui sera bientôt racheté (Israël). Il est intéressant d’observer que lors de cette rencontre, Dieu ne cherche pas à être séparé de Moïse et du peuple. Au contraire, il prend l’initiative de communiquer avec eux, manifestant sa grande compassion à leur égard et se rendant accessible à eux en leur communiquant son nom (28). Moïse ne doit pas approcher du buisson, mais il peut tout de même marcher sur le lieu saint en présence de Dieu.
La délivrance du peuple de la menace de l’armée du Pharaon suscite des chants de louange au Dieu saint pour sa victoire glorieuse. On voit la sainteté de Dieu manifestée ici par ses actes rédempteurs (29). Après les avoir conduit à la montagne sainte, il se révèle à eux de manière grandiose et fait d’eux son peuple saint (30). Comme le souligne Gordon Wenham, la sainteté est le fondement même du caractère de Dieu et de tout ce qui lui appartient. Son nom même est saint, ce qui explique pourquoi il est si grave de le prendre en vain (31). Conséquemment, il transmet ses instructions au peuple afin que celui-ci vive de manière adéquate en tant que peuple saint. Au fil des divers incidents qui ponctuent ce voyage au désert, Israël apprend qu’il est dangereux d’être en si étroite proximité avec un Dieu saint, particulièrement quand on ne l’est pas : Il est un feu dévorant (32). C’est tristement ce qu’apprirent à leurs dépends Nadab et Abihu ainsi que les 250 hommes qui offrirent l’encens de leur propre initiative (33).
Pour remédier à cette situation, Dieu instruit les Israélites pour qu’ils lui construisent un sanctuaire. Jusqu’à ce moment, Dieu dirigeait le camp par la nuée et la flamme de feu, mais il n’habitait pas parmi eux. Tel est maintenant le but visé (34). Il est intéressant de noter que cette situation était voulue non seulement par Moïse qui intercéda en ce sens en faveur du peuple, mais aussi par Dieu lui-même. Thomas spécule que de cette manière, Dieu manifestait sa volonté d’être au centre de chaque aspect de la vie de son peuple. Il veut être au milieu d’eux et non en périphérie de leur vie communautaire (35). Le tabernacle est alors construit avec ses espaces comportant divers degrés de sainteté. Parallèlement, le peuple (et particulièrement les Lévites) sont organisés de manière à refléter cette gradation :
Tableau 1. Lieux saints et les personnes qui y sont associés.
- Campement = > Peuple
- Parvis extérieur = > Lévites
- Lieu saint = > Prêtres
- Lieu très saint = > Souverain sacrificateur
L’instauration de ces multiples périmètres peut être interprétée comme l’imposition de barrières pour restreindre l’accès auprès d’un Dieu saint (36). Alternativement, on peut y voir les « concessions » que Dieu est prêt à faire dans sa démarche pour vivre au milieu de son peuple. Dieu se rend accessible dans toute sa pureté à condition que son peuple suive ses instructions précises.
Pour se faire, Dieu exige du peuple qu’il soit saint. Bien qu’il soit déjà saint (37) d’une certaine manière en vertu de son appel et de l’alliance conclue précédemment, le peuple est appelé à imiter Dieu (38). Le code de sainteté ensuite présenté dans Lévitique 17-26 énonce comment cette sainteté se manifestera dans tous les aspects de leur vie, que ce soit la vie spirituelle, sociale ou sexuelle.
Dans ce code, la sainteté semble avoir comme connotation perfection et plénitude. Les hommes saints devaient être exempts de toute difformité ou handicap physique. Il en va de même pour tout animal offert à Dieu. Un comportement saint doit aussi être intègre et libre de toute malhonnêteté, hypocrisie et vol, ce qui est incompatible avec la sainteté (39). La question de pureté et d’impureté est étroitement liée à la sainteté. Tout Israélite devenait impur à un moment ou un autre, mais l’essentiel était de ne pas venir en contact avec ce qui est saint. Le saint consume ce qui est impur et l’impur ne peut venir en présence de ce qui est saint (40). Plusieurs choses peuvent rendre impur et cet état comporte aussi des gradations quand aux effets causés. Les cas minimes peuvent être réglés simplement en se lavant, tandis que les plus graves ne sont remédiés que lorsque le coupable meurt et que le sacrifice du jour de l’expiation est présenté (41) :
Tableau 2. Gradations d’impureté.
TOLÉRÉ
- Ne requiert pas de sacrifice (Ex. menstruation)
- Doit être purifié par un sacrifice (Ex. lèpre)
INTERDIT
- Non intentionnel (Ex. Oubli de purification)
- Intentionnel (Ex. homicide, idolâtrie)
Généralement, ce qui est impur est relié d’une manière ou d’une autre avec la mort et doit donc être tenu loin de Dieu. C’est pour cela que le souverain sacrificateur ne peut lui-même porter le deuil. On a là le summum de l’antithèse entre la sainteté symbolisant la vie et la mort : Dieu est source de vie et la sainteté est cette puissance vivifiante de Dieu. Sa sainteté n’exige pas seulement un plein engagement religieux et moral, mais elle est vie (42). Comme Dieu est opposé à la mort, tous ceux qui s’engagent dans un comportement qui mène ou cause la mort se séparent de lui (43). À l’opposé, ceux qui lui sont consacrés recherchent ce qui mène à la vie.
De plus, Dieu veut habiter dans un lieu saint. Même au-delà du tabernacle, le camp doit être saint (44), Dieu ne pouvant tolérer quoi que ce soit d’indécent ou de désordonné en sa présence. Pureté et ordre semblent être deux autres éléments qui découlent de la sainteté de Dieu (45). Le but de cet exercice n’est pas abstrait ni le fruit d’un caprice. Dès le départ, Dieu voulait que le peuple d’Israël soit un témoignage et un modèle de sa sainteté par l’expression de celle-ci dans la vie sociale de la communauté rachetée (46).
Malgré cette démarche de la part de Dieu, et même l’avènement du temple, Israël eut beaucoup de difficulté à projeter fidèlement cette image. Le ministère des prophètes fut l’occasion de rappeler au peuple la norme de la Torah et son rôle de peuple saint habitant un lieu saint en présence du Dieu saint. S’il ne remplit plus ses fonctions, le peuple devient inutile au plan de Dieu et sera lui-même rejeté au rang des nations (47).
Le lien entre sainteté et justice est souligné chez les prophètes. Es 5.16 affirme que « le Dieu saint sera sanctifié par la justice. ». La justice est une manifestation de la sainteté de Dieu tandis que l’iniquité tord l’image du Dieu saint qu’Israël doit refléter. Il en va de même pour l’injustice qui détruit les relations sociales du peuple de Dieu et renverse l’ordre moral qu’il veut instituer. De tous ces maux, l’idolâtrie est le plus grave, et celui qui historiquement a causé la chute du peuple. Elle attaque le cœur même du projet de Dieu : un peuple saint, c’est-à-dire qui lui est entièrement consacré. Lorsqu’Israël se détourne vers les idoles, le projet de Dieu est attaqué, et seule son intervention (pour le discipliner et pour le sauver) pourra le remettre sur la bonne voie. L’exil a aussi pour but de purifier le peuple en laissant un reste qui sera apte à réoccuper le pays (48). Le pays qui appartient à Dieu étant souillé par le peuple, il doit lui aussi être purifié et sanctifié tel que prévu par les sanctions de l’alliance (49).
La prière des prophètes est celle d’Es 63.19 : « Oh! Si tu déchirais les cieux, et si tu descendais… », que Dieu intervienne afin de restaurer cet idéal du Dieu saint habitant parmi son peuple saint dans un lieu saint. Ils appellent le peuple à changer et abandonner leur désobéissance. Malheureusement, les actes de repentance et de retour à Dieu sont peu nombreux et de courte durée. Le seul espoir de changement réel est dans la promesse d’une alliance nouvelle qui intériorisera la loi de Dieu et purifiera (et consacrera) le cœur du peuple. C’est la vision d’Ézéchiel où Dieu, après avoir promis un nouveau cœur, annonce que : « Vous habiterez le pays que j’ai donné à vos pères; vous serez mon peuple, et je serai votre Dieu. » (50). Ezéchiel poursuit avec cette promesse :
Je traiterai avec eux une alliance de paix, et il y aura une alliance éternelle avec eux; je les établirai, je les multiplierai, et je placerai mon sanctuaire au milieu d’eux pour toujours. Ma demeure sera parmi eux; je serai leur Dieu, et ils seront mon peuple. Et les nations sauront que je suis l’Éternel, qui sanctifie Israël, lorsque mon sanctuaire sera pour toujours au milieu d’eux (51).
Il est difficile d’imaginer une description plus complète de l’idéal que Dieu va restaurer et de la sanctification qu’il va opérer. La prophétie d’Ezéchiel promet la purification du peuple, la plénitude de l’Esprit de Dieu et la communion restaurée entre Dieu et son peuple (52).
Lorsqu’Israël sera à nouveau consacré à son Dieu, il pourra alors pleinement réaliser la mission pour laquelle il a été choisi. La sainteté de Dieu sera manifestée au monde entier et les peuples viendront l’adorer en son lieu saint (53). Le plan de Dieu ne se limite donc pas à Israël. La sainteté d’Israël et sa consécration à son Dieu sont le moyen par lequel les nations seront elles aussi éventuellement consacrées à lui. C’est seulement à moment que la terre sera remplie de justice, de droiture et de paix. Thomas conclut en observant que :
Sadly, Israel fails to live up to her privileges and responsibilities as the servant of YHWH and, as the New Testament reveals, the eschatological hope of holiness comes to depend on Messiah for fulfillment (54).
On peut donc constater que du début à la fin, Dieu poursuit le même projet. Depuis la rupture avec l’humanité causée par le péché, Dieu veut restaurer cette relation et vivre avec lui. Cet idéal qu’il vise, et qui était temporairement illustré dans le peuple d’Israël, est maintenant partiellement réalisé en Jésus-Christ. Celui-ci a racheté un peuple pour Dieu et l’a purifié par son sang. Ce peuple est appelé, comme Israël autrefois, à vivre d’une manière digne de cet appel, consacré à son Dieu. L’idéal divin sera pleinement réalisé au retour de Christ lorsque le péché et la mort seront éliminés à tout jamais et que la terre entière sera un lieu consacré à Dieu où il habitera avec son peuple.
Synthèse
Séparation ou consécration ?
À la lumière de la discussion qui précède, il nous semble évident que la notion de séparation est insuffisante pour décrire la sainteté biblique. Comme l’affirme Hartley, définir la sainteté comme étant une séparation n’arrive pas à la définition essentielle de la sainteté parce qu’elle n’apporte aucun contenu à celle-ci (55). Au contraire, comme nous l’avons vu, la sainteté a plutôt comme sens principal une consécration entière. Ceci dit, se consacrer à Dieu et s’approcher de lui peut aussi impliquer une séparation d’avec certaines choses : en particulier de ce qui lui est contraire et ce qui lui déplaît. Les deux approches pourraient être comparées aux deux côtés d’une même médaille : L’un n’exclu pas l’autre, mais la consécration n’est pas synonyme de séparation (seulement à l’égard de certaines choses mais certainement pas de Dieu). C’est pourquoi il nous semble préférable de retenir l’idée de consécration, celle-ci étant pourvue d’un contenu plus positif et plus fidèle à l’ensemble des données bibliques. La sainteté ne rend pas Dieu inapprochable, mais elle est plutôt caractéristique d’un Dieu qui rachète un peuple à lui (56). Ce Dieu saint a bien voulu se choisir une nation sainte et habiter au milieu d’elle dans un lieu saint. Force est d’admettre que ce thème s’inscrit en faux par rapport au numineux de la thèse d’Otto. Oui, la rencontre de Dieu produit souvent un effroi terrible chez l’homme, mais il n’est pas nécessairement question de sainteté ici. Comme nous l’avons mentionné, sa sainteté est plutôt associée à cette démarche de communication qu’il entreprend continuellement avec son peuple.
En quel sens pouvons-nous parler de Dieu comme saint ?
Plus haut, nous avons posé la question sans y répondre. Si la sainteté a pour sens premier la consécration, à quoi Dieu serait-il consacré ? N’est-il pas consacré à ce qu’il est en lui-même, c’est-à-dire la plénitude de vie, ainsi que sa justice et sa bienveillance dans toute leur pureté ? En ce sens, la sainteté est l’attribut de Dieu seul puisqu’il est le seul ayant plénitude de vie et une parfaite justice et bienveillance. Comme il garde ces attributs jalousement, sa sainteté devient ainsi une forme de garantie pour son peuple que son Dieu demeurera toujours fidèle dans son amour et qu’il va rétablir le droit. Conséquemment, on peut aussi affirmer qu’il est consacré à son peuple et à son plan de rédemption; qu’il est déterminé à redonner vie à un monde sous l’emprise de la mort.
De quelle manière alors le peuple de Dieu est-il considéré saint ?
Hartley suggère que la réponse à cette question comporte plusieurs niveaux : Premièrement, le peuple est considéré saint de par sa relation d’alliance avec Dieu. Deuxièmement, il est saint à cause de la présence de Dieu au milieu de lui. Troisièmement, il démontre sa sainteté en vivant de manière juste tel que Dieu le prescrit. Et finalement, il est saint lorsqu’il observe les règles de pureté rituelle (57). Les deux premiers proviennent de l’initiative de Dieu, tandis que les deux derniers dépendent de la réponse obéissante du peuple. Il est aussi intéressant de noter que chacun découle du précédent : C’est parce que le peuple est en relation d’alliance que Dieu est présent au milieu de lui. Et puisque Dieu est présent, il est impératif de vivre d’une manière juste qui convient à la vie sous le regard du Dieu saint. Les règles de pureté rituelle sont aussi un rappel constant de cette différence qui doit caractériser le peuple que Dieu s’est racheté. C’est un privilège incroyable que d’avoir été consacré à Dieu comme peuple. En même temps, la responsabilité qui accompagne cet appel est énorme et n’implique rien d’autre que l’imitation de Dieu.
Cette imitation du Dieu saint est démontrée dans une recherche soutenue de la justice et du droit, dans l’amour de Dieu et de son prochain. Être consacré à Dieu a pour conséquence la recherche de ce que Dieu est en lui-même, c’est-à-dire vie, justice et bienveillance dans toute leur pureté. N’est-ce pas ce que Jésus cherche à communiquer lors du sermon sur la montagne avec cette phrase : « Soyez donc parfaits comme votre Père céleste est parfait (58) » ? Comme la sainteté de Dieu est souvent synonyme de justice et de droit, ces notions deviennent inévitablement liées à notre éthique.
Application à l’éthique chrétienne
Cette compréhension de la sainteté comme étant premièrement consécration a des conséquences importantes pour l’éthique chrétienne. Quelques applications sont déjà évidentes à partir de la synthèse que nous venons de faire. Nous en énumérons quelques autres ici :
- Elle place la réflexion éthique dans le contexte de l’alliance avec Dieu. Dans cette relation de grâce, les normes ne viennent pas de l’humain ou de son environnement social mais de Dieu. Ce qu’il dit dans sa Parole a autorité sur tous les aspects de notre vie (59). Comme nous l’avons vu, toute sainteté humaine est dérivée de la sainteté divine et n’est possible que dans le contexte d’une relation entre l’homme et Dieu. Mais cette relation n’est possible que s’il existe un engagement entier de chaque côté. Dieu s’est donné pleinement à cette relation en donnant sa loi, son Esprit et son Fils. Mais son peuple doit aussi lui répondre de manière entière. C’est ce que Dieu demande depuis toujours : de l’aimer de tout son cœur et d’aimer son prochain comme soi-même (60).
- Pour être fidèle à l’enseignement biblique, on doit concevoir la sainteté humaine comme relationnelle et essentielle (61). Le bien ou le mal n’est pas défini en termes de séparation d’avec le monde, mais de consécration à Dieu et son projet de renouveau du monde. L’abstention du mal n’est pas suffisante. Il faut aussi aimer et pratiquer le bien. Il ne s’agit donc pas d’un retrait, mais de l’imitation de Dieu en toutes circonstances : vivre sa vie sous le regard de Dieu. La communion avec Dieu requiert une certaine compatibilité : Être saint comme il est saint. Représenter Dieu exige d’être à sa ressemblance pour qu’il soit représenté de manière précise (62). De plus, comme la loi de l’Ancien Testament nous le démontre, la sainteté que Dieu demande est très terre-à-terre et pratique (63). Elle a pour conséquence une démarche de pureté non seulement extérieure mais aussi intérieure. Dieu demande que ceux qui l’adorent lui soient acceptables, qu’ils aient un cœur et des mains pures.
- Finalement, la sainteté dans l’Ancien Testament n’est pas un concept individuel mais premièrement collectif. C’est la communauté qui est sainte et qui reflète la sainteté de Dieu. C’est comme peuple qu’Israël devait représenter Dieu devant les autres nations. La justice sociale est toute aussi importante que l’intégrité personnelle. Ainsi, la communauté croyante d’aujourd’hui doit représenter Dieu devant le monde. Elle doit assumer pleinement son statut de peuple consacré à Dieu dans l’ensemble de ses relations.
Conclusion
On retrouve donc dans la notion de sainteté beaucoup plus que la simple idée de séparation. La consécration offre une perspective enrichie tant dans notre appréciation de la sainteté de Dieu que de ce qu’implique une vie sainte. Elle nous rappelle que bien que Dieu soit transcendant, son immanence est tout aussi importante. Elle nous rappelle aussi qu’une vie sainte n’est pas vécue simplement en séparation du monde ou du péché, mais dans la disposition intérieure d’une vie consacrée à Dieu et ce qui le caractérise. C’est pour cela que toute description de sa sainteté devrait aussi s’attarder sur les aspects positifs que nous avons tenté de décrire ici.
Le résumé de Christopher Wright est très à-propos : « Holiness is rather a way of being : a way of being with God in covenant relationship, a way of being like God in clean and wholesome living, a way of being God’s people in the midst of an unholy and unclean world (64). » Bien qu’il soit vie parfaite, Dieu veut être présent dans ce monde déchu. Il s’est choisi un peuple qu’il appelle à vivre de manière digne de lui pour qu’un jour la sainteté englobe la terre entière.
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Tous droits réservés © Jean Maurais, 2010. Cette article a été reproduit sur ce site avec la permission de l’auteur. Pour obtenir la permission de reproduire, publier, ou rendre accessible au publique cet article (au complet ou en partie), veuillez communiquer avec l’Église évangélique baptiste de Chambly.
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Notes
1 Rudolf OTTO, Le sacré, Paris, Éditions Payot, 1969, 237 p.
2 C’est du moins notre évaluation à la lumière des catégories proposées pour parler du numineux : L’effroi mystique (tremendum), l’absolue supériorité de puissance (majestas), l’élément d’énergie, le tout autre (mysterium) et le fascinant. Bien que ces catégories soient utiles pour décrire l’expérience que font les hommes de Dieu, il n’est pas clair qu’elles soient entièrement liées à la sainteté de Dieu. Dans tous les cas, c’est une définition du sacré qui place définitivement l’emphase sur la distance entre la divinité et l’homme. La recension qui est faite de l’Ancien Testament sert à mettre l’emphase sur l’effroi que Yahweh cause chez les humains. Voir Rudolph OTTO, Le sacré, Paris, Éditions Payot, 1969, p. 27-68 et 104-122.
3 John G. GAMMIE, Holiness in Israel, Minneapolis, Fortress Press, 1989, 215 p. Cet ouvrage est beaucoup plus près des textes bibliques que celui d’Otto mais n’a pu être étudié dans le cadre de ce travail.
4 Francis BROWN, Samuel R. DRIVER et Charles A. BRIGGS, Enhanced Brown-Driver-Briggs Hebrew and English Lexicon. electronic ed. Oak Harbor, Logos Research Systems, 2000, p.871.
5 Ibid., p. 872.
6 R. Laird HARRIS, Gleason Leonard ARCHER et Bruce K. WALTKE, Theological Wordbook of the Old Testament. electronic ed. Chicago, Moody Press, 1999, p 787.
7 Ibid.
8 Ibid.
9 L. KOEHLER, W. BAUMGARTNER, et J. J. STAMM ed., The Hebrew and Aramaic Lexicon of the Old Testament. Leiden, Brill, 2000, 1803 p.
10 Ibid., p. 1072.
11 Ibid., p. 1076.
12 Ibid., p. 1073.
13 Claude Bernard COSTECALDE, Aux origines du sacré biblique, Paris, Letouzey & Ané, 1986, 156 p.
14 Pour une définition de l’épigraphie, voir celle de l’Université Catholique de Louvain : http://bcs.fltr.ucl.ac.be/EpiGen.html.
15 La définition du Brown-Driver-Briggs citée précédemment s’appuie sur l’étymologie de Baudissin.
16 A. CAQUOT, « Le sacré dans l’A.T. », Positions luthériennes, 1908, p. 5, cité par Claude Bernard COSTECALDE, op.cit., p. 31.
17 Claude Bernard COSTECALDE, op.cit., p. 89-90.
18 Ibid., p 90.
19 Ibid.
20 Ibid., p. 91-92.
21 Ibid., p. 142. Nous reviendrons sur ce point un peu plus loin.
22 Lv 19.2.
23 La structure de cette section est inspirée de l’article de Gordon J. THOMAS “A holy God among a holy people in a holy place”, The Reader Must Understand: Eschatology in Bible & Theology, Downers Grove, InterVarsity Press, 1997, p. 53-69.
24 Gn 2.3.
25 Gn 28.21-22. Il s’agit ici d’une prostituée sacrée recherchée par Juda et qui était en fait sa belle-fille Tamar.
26 Gordon J. THOMAS, op.cit., p. 56.
27 Voir ici l’ouvrage de R.W.L. MOBERLY, The Old Testament of the Old Testament, Minneapolis, Fortress Press, 1992, 224 p.
28 Gordon J. THOMAS, op.cit., p. 56. Hartley observe aussi le lien fréquent entre l’apparition de Dieu dans sa sainteté et le fait qu’il communique avec Moïse et/ou le peuple. Voir J. E. HARTLEY, “Holy and Holiness, Clean and Unclean”, Dictionary of the Old Testament: Pentateuch, Downers Grove, InterVarsity Press, 2003, p 421.
29 Ex 15.11. J. E. HARTLEY, op.cit., p 422.
30 Ex 19.6.
31 Gordon J. WENHAM, Story as Torah: Reading the Old Testament Ethically, Edinburgh, T&T Clark, 2000, p. 137. E.J. Hartley observe aussi que Lv 20.3, 22.2 et 32 parlent du nom de Dieu comme étant littéralement « le nom de ma sainteté ». La sainteté est donc étroitement liée à son nom, c’est-à-dire son identité. Hartley observe aussi justement qu’aucun texte du Pentateuque ne tente de définir la sainteté mais que Dieu est le seul dont la sainteté est innée. Toutes autres choses considérées saintes tirent leur sainteté de lui. Voir J. E. HARTLEY, op.cit., p 420.
32 Dt 4.24.
33 Gordon J. THOMAS, op.cit., p. 57. Voir Lv 10.3.
34 Ex 25.8
35 Gordon J. THOMAS, op.cit., p. 57.
36 Thomas l’interprète en ce sens.
37 Ici dans le sens de « consacré à Dieu ».
38 Gordon J. THOMAS, op.cit., p. 58. Voir encore ici Lv 19.2. Christopher WRIGHT insiste abondamment sur cet aspect de l’éthique vétérotestamentaire dans son ouvrage, Old Testament Ethics for the People of God, Downers Grove, InterVarsity Press, 2004, 520 p.
39 Gordon J. WENHAM, op.cit., p. 137.
40 J. E. HARTLEY, op.cit., p. 426.
41 Inspiré de Gordon J. WENHAM, op.cit., p. 136.
42 Gordon J. WENHAM, op.cit., p. 137. Voir aussi J. E. HARTLEY, op.cit., p. 424.
43 Gordon J. WENHAM, op.cit., p. 138.
44 Nb 5.3.
45 Gordon J. THOMAS, op.cit., p. 59.
46 Christopher J. H. WRIGHT, op.cit., p. 228.
47 Voir Osée ch. 1.
48 Gordon J. THOMAS, op.cit., p. 61.
49 Ibid. Voir Dt 29 par exemple.
50 Ez 36.28.
51 Ez 37.26-28.
52 Gordon J. THOMAS, op.cit., p. 62. Celui-ci cite aussi Jo 2.27, 3.17, Es 12.6 et 60.19-21 comme textes prophétiques représentant cet idéal de communion dans la sainteté qui sera restauré par Dieu.
53 Voir Mi 4.1-4 et particulièrement Es 66.18-23.
54 Gordon J. THOMAS, op.cit., p. 63.
55 J. E. HARTLEY, op.cit., p. 420.
56 K. E. BROWER, “Holiness”, New Bible Dictionary, 3ième ed., Downers Grove, InterVarsity Press, 1996, p. 477.
57 J. E. HARTLEY, op.cit., p. 425.
58 Mt 5.48, reformulant probablement Lv 19.1-2.
59 Bien sûr, il ne faut pas se contenter de tirer un verset ici ou là mais de comprendre le modèle que Dieu a placé devant nous dans sa Parole.
60 Lc 10.27.
61 Gordon J. THOMAS, op.cit., p. 68.
62 Gordon J. THOMAS, op.cit., p. 68.
63 Christopher J. H. WRIGHT, op.cit., p. 39.
64 Christopher J. H. WRIGHT, op.cit., p. 287.